De la Famille à la Cité

Existence et natures des communautés


La vie humaine s’inscrit dans de multiples communautés. Toute ces communautés ont un défaut, défaut non pas accidentel dû aux déficiences humaines, mais un défaut essentiel, ‘structurel’ dirait-on : elles ne se suffisent pas. Elles ont besoin les unes des autres. Et, de même qu’il ne suffit pas de dire que les hommes ont besoin les uns des autres, mais que leur nature les conduit à s’unir en communauté, de même il ne suffit pas de dire que les communautés ont besoin les unes des autres - relation horizontale -. Elles ne peuvent vivre qu’en s’unissant dans une communauté plus vaste - relation verticale - qui, elle, se suffira, ayant en elle-même tout ce qui est nécessaire à son bien commun. Cette communauté suprême, auto-suffisante ou autarcique - et donc, en ce sens, parfaite - et souveraine, existe. On la trouve dans l’Histoire. Elle peut disparaître, renaître sous d’autres formes. On peut se demander aujourd’hui quelle est son extension. Son existence et sa nécessité est indéniable : c’est la Cité.




Cette société est appelée Cité (Civitas, πολις polis), par référence à la Cité antique gréco-latine. Fustel de Coulanges (La Cité Antique) a bien résumé sur ce point la pensée commune des philosophes et des historiens. La famille est la première communauté. Or, même sous sa forme patriarcale, non restreinte à un seul couple, elle ne se suffit pas. Les familles se groupent avec d’autres familles, pour s’entr’aider, se défendre au besoin. Et de là, petit à petit, surgit la Cité.


La première communication, celle de plusieurs familles, est le village. Cette communauté du village n’est pas constituée pour la vie quotidienne comme la famille, mais instituée pour des actes non quotidiens. Les ‘villageois’ ne communiquent pas entre eux dans les actes de la vie quotidienne et familiale, mais dans des actes extérieurs non quotidiens.
« La proximité des familles, qui est le village, est pleinement conforme à la nature. Rien, en effet, n’est plus naturel aux animaux que la multiplication des individus de l’espèce ; et c’est cela qui fait la proximité des familles. On appelle ceux qui habitent dans un même village frères de lait, enfants, c’est-à-dire fils, et fils de fils, c’est-à-dire petits-enfants, ce qui donne à comprendre que cette proximité des familles procède de ce que les fils et les petits-fils en se multipliant ont institué diverses familles habitants près les unes des autres. La multiplication des enfants étant naturelle, il suit que la communauté du village est naturelle.
[…] La proximité des familles ayant été constituée de par la multiplication des individus, il suit qu’au commencement chaque cité était gouvernée par un roi ; et encore maintenant bien des peuples ont un roi, même si chaque cité n’en a pas un ; et ceci parce que les cités et les nations sont instituées par les sujets des rois. […]
Toute famille en effet est régie par le plus ancien, comme les fils par le père de famille. Il s’ensuit que l’ensemble d’un village, constitué de gens d’une seule parenté, était gouvernée, de par ce lien de parenté, par quelqu’un qui était principal en cette lignée, comme la cité l’était par le roi. C’est pourquoi Homère disait que chacun institue des lois pour sa femme et ses enfants, comme le roi en la cité. Et c’est pourquoi ce régime est passé de la famille et du village aux cités, car divers villages sont comme une cité dispersée en diverses parties ; anciennement les hommes habitaient dispersés en villages, et non encore rassemblés en une seule cité. Il est donc évident que le régime royal sur la cité ou la nation procède du régime plus ancien de la famille ou du village. »
(Comm. in Polit. I, lectio 1, n27-30)

« Les communautés sont diverses par l’ordre et le degré ; la communauté ultime [la plus parfaite] est celle de la Cité, ordonnée à ce qui est par soi suffisant à la vie humaine. »
(Comm. in Polit. Proem. n4)

Dans l’histoire les Cités durent se grouper et furent enfin, de gré ou de force, incluses dans des ensembles plus vastes. L’empire romain disloqué laissa place à des royaumes et des principautés confédérés. L’époque moderne a vu se constituer des États aux frontières délimitées, à la langue unifiée, au gouvernement centralisé, monarchique et absolu, puis de plus en plus ‘démocratisé’. Aujourd’hui nous assistons à un phénomène de globalisation mondiale.

La Cité ne vise pas seulement le ‘vivre’, les besoins élémentaires de l’existence humaine, mais le ‘bien vivre’, le ‘bien-être’ dirait-on, si ce mot n’avait une signification aujourd’hui purement matérielle et hédoniste. Ce ‘bien vivre’ n’est autre que la vie proprement humaine, intellectuelle et morale, distincte de la vie purement animale ; c’est, en définitive, le bonheur humain, et donc la vie ‘vertueuse’. La Cité est auto-suffisante pour la vie bonne et vertueuse.
« Sous Louis XIV, personne ne conteste la pleine puissance du Roi, mais un très grand nombre d’individus, de villes, de familles, de provinces, de métiers, de communautés et de compagnies sont pourvus d’immunités et de privilèges que le droit n’oppose pas à la volonté royale, mais que les juristes admettent fictivement en être une expression et faire corps avec elle. A toute décision gouvernementale s’oppose donc une masse de traditions, de contrats, de promesses, de faits acquis dont le gouvernement est obligé de tenir compte. Le sujet ne se présente pas devant son maître dans l’humble posture d’un individu isolé, mais comme membre d’associations juridiques et morales qui s’étagent jusqu’aux dernières marches du trône. Ces franchises, le Roi ne les a pas établies, il ne les a même pas sanctionnées dans leur ensemble, il ne les tient pas pour irrévocables, mais, dans l’usage, il les reconnaît comme les produits naturels de l’Histoire et de la vie. Pleine puissance et privilèges forment la double base de l’établissement monarchique. Or, leur existence même est incompatible avec celle des institutions au sens moderne de ce mot, qui comporte d’abord l’uniformité.
La France n’est pas une nation nivelée, mais plutôt comme une confédération de provinces, dont chacune conserve jalousement ses particularités et ses habitudes. Il en résulte une extrême complication. Le droit privé varie presque à l’infini de région à région ; il n’existe pas un système de mesures commun à tout le royaume. Dans le morceau de Champagne qui a formé le département de l’Aube sont en usage quinze espèces d’arpents, trois espèces de journaux, vingt-deux sortes de boisseaux et neuf sortes de pintes. Les impôts sont une casse-tête. […]
En somme, quand les rois ont acquis les principautés féodales, ils sont devenus duc de Normandie, comte de Provence, comte de Champagne, et toutes ces qualités ne sont pas encore bien fondues dans la personne royale. […] les villes, bourgs et villages ont leurs [assemblées] qui font leurs affaires ; tantôt c’est la communauté des habitants qui se réunit le dimanche à la sortie de la messe ; tantôt c’est un corps municipal - échevins à Paris, capitouls à Toulouse, jurats à Bordeaux, - accaparé par une aristocratie de marchands. »
(Pierre Gaxotte, La France de Louis XIV, Hachette, 1946, p.41-43)

Il apparaît bien que la forme de la Cité est l’ordre des communautés qui la constituent.

La cohésion sociale repose sur cette harmonie de l’autorité et des communautés. Leur écrasement semble favoriser l’unité puisqu’alors tout repose sur l’autorité centrale. En fait cette unité univoque et centralisée donne un ensemble compact dont les parties se sentent étrangères à cette autorité. Elles ne restent unies que par la force répressive. On prétendra y remédier par la ‘décentralisation’. Si cette ‘décentralisation’ consiste à rendre aux communautés et aux familles les pouvoirs usurpés, l’harmonie sociale se rétablira ; mais une fois les communautés détruites comment les faire renaître ? Si cette ‘décentralisation’ consiste à perfectionner la machine administrative, la dictature se fera de plus en plus pressante. On ne peut qu’être inquiet en voyant disparaître les entreprises au profit des groupes multinationaux qui opèrent ainsi une centralisation au-delà même des États. Le capitalisme multinational et les organismes internationaux de toute sorte renforcent la socialisation. Ce n’est pas sans raison que se développe un climat général d’insatisfaction, chaque citoyen se trouvant confronté à un ensemble d’administrations anonymes.

Les régimes politiques actuels se ressemblent tous en cela. Les citoyens sont répartis, non en corps sociaux et en communautés, mais en circonscriptions administratives. Le pouvoir s’exerce immédiatement sur les citoyens individuels par une hiérarchie de fonctionnaires délégués de l’administration centrale. Les citoyens et les assemblées sont répartis et organisés non selon des communautés et des corps sociaux ayant un bien et une finalité propre, mais par des clivages idéologiques sans rapport avec la réalité de la vie sociale. Le pouvoir central n’est donc plus fondé sur des corps sociaux et n’est contrôlé par rien, sinon par une assemblée élue pour plusieurs années, et par les émeutes populaires et pressions des lobbies.




Société organique


« Nous avons déjà fait observer que la vie ici-bas, pour jouir de l'épanouissement qui lui convient, se trouve dans la nécessité de se bâtir des organismes. Cela se vérifie à tous les paliers, encore que suivant des modes tout à fait variés. Ainsi, la vie collective se durcit d'abord en mœurs, en traditions et en coutumes, puis construit sur celles-ci ses organes. C'est, en effet, le propre de la loi, soit qu'elle s'exprime sous mode de vie spontanée, telle la loi naturelle, soit qu'elle se présente sous l'espèce de déterminations rigides, telle la loi positive, de cristalliser en institutions, de s'incruster dans des utilités publiques. Toute sa vigueur se concentre en elles et se perpétue par elles.
Ces institutions, destinées à consolider la vie, à procurer aux citoyens des moyens communs de perfectionnement, sont aussi diverses et aussi nombreuses que les besoins eux-mêmes de la vie humaine. Elles s'échelonnent à partir des activités les plus grossières jusqu'aux manifestations les plus relevées de l'esprit. Elles encadrent, soutiennent et affermissent les efforts de tout genre des individus. Il va sans dire, par conséquent, qu'elles mettent à profit toutes les techniques particulières. Elles mobilisent toutes les compétences et toutes les expertises de manière à intensifier et à élever le plus possible le coefficient de productivité de la vie. Leur engrenage sur la politique se fait par l'intermédiaire de leur fin, laquelle représente au moins une parcelle de bien humain.
Elles constituent vraiment un patrimoine commun. Parce que, tout d'abord, il n'y a que la collaboration, que la force collective qui puisse donner naissance à de pareils outils de progrès. Ensuite, parce qu'elles partagent avec l'ordre du droit et de la vertu le caractère de causes universelles et durables de prospérité commune. Elles sont toujours là, comme des facilités offertes à la nation, comme un service organique de personnes, de choses et de valeurs. Chacun, pourvu qu'il veuille s'y soumettre, peut en retirer un considérable accroissement de perfection.
Est-il besoin d'ajouter que ce sont elles qui sont surtout responsables du mode particulier que revêt le bien commun de chaque nation. Enracinées dans l'âme du peuple, elles témoignent de ses conditions géographiques et économiques, de sa mentalité, de son degré de civilisation, de sa trempe morale, de son avancement intellectuel et artistique, bref, de son climat général de culture. Au surplus, elles sont des incarnations, des matérialisations de la vie. Plus on se rapproche de la matière, plus on accède à la cause de la limitation et de l'individuation de l'esprit. Encore, étant donné qu'elles sont des instruments, des moyens, elles sont ce qui vient en tout premier lieu sur le plan de l'exécution. Elles sont donc ce qui participe dans la plus grande mesure au mode concret et contingent de la vie. » (Lachance, L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin, p247-248)


Les activités humaines se répartissent donc en trois catégories : contempler, agir, faire. A ces trois activités sont ordonnées trois fonctions de l’intelligence ; la tradition philosophique parle d’intellect spéculatif, pratique, poïétique (ces deux derniers étant souvent confondus), auxquels correspondent trois ‘vies’, respectivement, contemplative, active et artistique, dont les objets sont Dieu, l’homme, la matière. Une vie humaine heureuse est faite de l’harmonie et de l’ordre de ces trois activités. Il y a donc trois sortes de communautés dans lesquelles l’homme est impliqué.
Se posent alors de nombreuses questions concernant les rapports de ces diverses communautés et de leurs autorités respectives. La force et la perfection des Cités reposent sur leur multiplicité et leur unité, l’harmonie et la concorde (omonoia). A chaque degré de l’ordre social la justice et l’amitié supposent des rapports personnels, à échelle humaine, qui excluent les grands ensembles. La société actuelle est consitutuée d’une foule anonyme encadrée par des administrations omnipotentes ‘privées’ ou ‘publiques’.


Inégalités et classes moyennes


La hiérarchie sociale - donc l’inégalité - est nécessaire au bien commun, mais pas n’importe qu’elle inégalité. Notons en particulier que ce sont les classes moyennes qui assurent la stabilité de la Cité (Aristote, Politique, IV, c11-12). Elles assurent le lien entre les extrêmes. Elles sont moins sujettes à la rapacité et à l’ambition, à l’insubordination et à la revendication : Elles ont suffisamment pour ne pas revendiquer, pas suffisamment pour prétendre à conquérir le pouvoir. Elles sont les plus intéressées au maintien de l’ordre social : les prolétaires n’ont rien à perdre, les puissants se maintiennent toujours d’une manière ou d’une autre. Un signe indubitable de la fracture d’une société est la croissance des extrêmes au dépend des classes moyennes : des riches de plus en plus riches et de moins en moins nombreux, des pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux.