La LIBERTÉ 2


L’homme est-il libre ? — Existence de la liberté.

Cette liberté est d’abord un fait d’expérience.
Chacun perçoit en lui-même qu’il peut agir ou ne pas agir, faire ceci ou faire cela. Considérons d’abord le mot lui-même et la notion qu’il implique.

‘Arbitre’ vient du latin ‘arbitrari’ qui signifie juger, estimer. Les minéraux et les plantes n’ont aucun pouvoir sur leurs actions. Ils sont entièrement (ou presque) déterminés par les agents et le milieu extérieurs et par leur nature propre. En revanche les animaux manifestent une certaine spontanéité. Ils agissent d’eux-mêmes en fonction de leurs perceptions sensibles et de l’évaluation qu’ils portent sur leur environnement et sur les autres êtres vivants. C’est en fonction de ces estimations (arbitres) qu’ils agissent, que le carnivore poursuit sa proie, que le faible s’enfuit devant le fort, etc. Mais ces ‘estimations’ ou ‘jugements’ sont déterminés par leur instinct dans le cadre de leur nature. Ils ont en cela quelque chose de commun avec les plantes et les êtres inanimés.
Au contraire l’homme montre qu’il n’est pas soumis à ce type de nécessité. Il est maître de ses actes au point que deux hommes - voire le même homme successivement - placés dans les mêmes circonstances, sont susceptibles d’agir de manière différente et même opposée. Le jugement humain est libre ; or ‘juger’ en latin, se dit précisément ‘arbitrari’ :
« L'homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. »[1]




Racine de la liberté

Il est des conclusions qui s’imposent nécessairement à la raison. L’exemple le plus évident aujourd’hui est celui du raisonnement mathématique, que personne ne conteste.
De soi, la métaphysique est une science encore plus certaine que les mathématiques, et ses objets sont absolument immuables, mais, de par la transcendance de ces objets, elle offre de grandes difficultés, et, en conséquence, devient matière à opinion. Les choses de la nature, surtout les êtres vivants, en dépit des lois physiques, sont sujettes à des changements et présentent de nombreuses obscurités. Elles sont aussi matière à opinion.
Mais ce sont surtout les réalités humaines - in rebus humanis - et les actions au quotidien, qui échappent à la certitude et à la nécessité des conclusions. La plupart du temps, plusieurs voies, plusieurs moyens se présentent pour atteindre un but que l’on s’est fixé.
Le raisonnement qui aboutit à une conclusion pratique concrète (‘je dois prendre ce médicament’) n’est pas nécessaire (divers médicaments sont possibles) ; la raison humaine n’est pas nécessitée en pareille matière. On dira qu’elle est ‘en puissance aux opposés’, c’est-à-dire qu’elle a la capacité ou le pouvoir de conclure, de se déterminer à des sentences opposées. Son jugement n’est pas imposé par les forces de la nature, comme pour les animaux, ni par des raisons nécessaires et nécessitantes, mais l’intelligence est ‘ouverte’ à deux ou plusieurs solutions. En ces matières, le jugement de l’homme est libre : l’arbitre de l’homme est libre, à la différence de celui des animaux.

D’où vient cette ‘ouverture’ de la raison ? C’est qu’elle connaît les buts ou les fins à atteindre, en tant que telles, c'est-à-dire dire les buts et les fins dans leur fonction même d’attirer, de déterminer, de finaliser, autrement dit : la notion même de fin (même si elle n’en a qu’une compréhension élémentaire, en deçà de l’analyse métaphysique de la causalité finale). La raison - à la différence des facultés sensibles que nous avons en commun avec les animaux - sait ce qu’est ordonner un moyen à une fin. Saisissant le côté universel des choses, elle peut ordonner et choisir parmi divers moyens.
Soit, par exemple, un but que je me fixe : ‘chauffer ma maison’. La connaissance universelle de la ‘chaleur’ et des divers procédés avec leur propriétés respectives, me permet de choisir entre le bois, le mazout, l’électricité ou autre chose. C’est donc la raison qui est la racine du libre-arbitre.
« Pour établir la preuve de la liberté, considérons d'abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres qui n'ont pas la connaissance. D'autres êtres agissent d'après un certain jugement, mais qui n'est pas libre. Ainsi les animaux, telle la brebis qui, voyant le loup, juge qu'il faut le fuir : c'est un jugement naturel, non pas libre, car elle ne juge pas en rassemblant des données, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour tous les jugements des animaux. »

« Mais l'homme agit d'après un jugement ; car, par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuir quelque chose ou le poursuivre. Cependant ce jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel s'appliquant à une action particulière, mais d'un rapprochement de données opéré par la raison ; c'est pourquoi l'homme agit selon un jugement libre, car il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du contingent, la raison peut suivre des directions opposées, comme on le voit dans les syllogismes dialectiques [les raisonnements qui sont dans le domaine du probable et qui ne jouissent pas de certitude] et les arguments de la rhétorique. Or, les actions particulières sont contingentes ; par suite, le jugement rationnel qui porte sur elles peut aller dans un sens ou dans un autre, et n'est pas déterminé à une seule chose. »[2]

C’est donc parce qu’il est rationnel que l’homme est libre.
« Il est nécessaire que l'homme ait le libre arbitre, par le fait même qu'il est doué de raison. »






[1] Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica I, 83, a1.

[2] « Et pro tanto necesse est quod homo sit liberi arbitrii, ex hoc ipso quod rationalis est. »
Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica I, 83, a1.