LIBERTÉ DE PENSÉE

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La liberté de pensée est une des revendications du monde moderne contre les anciennes autorités, en particulier contre l’autorité de l’Église. Elle fait partie intégrante des droits de l’homme que l’on oppose aux dictatures et aux totalitarismes. En fait, cette expression recouvre tout un ensemble de ‘libertés’, depuis la liberté intérieure de l’intelligence, jusqu’à la liberté d’expression journalistique et artistique, en passant par la liberté religieuse. Il convient d’abord de distinguer les choses et de mettre de l’ordre dans tout cet ensemble. De quoi s’agit-il ?


Plan de l'article :

Liberté intérieure de l’intelligence
Foi et autorité
Liberté objective
Liberté et autorité dans la pensée
Liberté d’expression
Liberté de l’intelligence pratique


La liberté de pensée

Liberté intérieure de l’intelligence

La 'liberté de pensée' doit être prise tout d’abord comme un cas particulier du libre-arbitre en général, dont on a parlé plus haut[1]. L’homme, doué de libre-arbitre, est maître de ses actes. Peut-on dire que les actes de l’intelligence, intérieurs par définition, sont libres, et en quel sens ?

Une telle liberté intellectuelle est, dans un premier sens, celle du sujet lui-même, de celui qui exerce son intelligence. La liberté intellectuelle consiste alors dans le pouvoir de connaître volontairement : liberté de rechercher, de conclure, de connaître de la vérité. L’intelligence s’applique à connaître les réalités du monde, de la vie physique et humaine. L’intelligence est essentiellement relative aux objets qu’elle connaît. Elle les découvre, elle ne les produit pas. Sa liberté, loin d’être une indétermination ou une indifférence pure, présuppose au contraire des connaissances, des sciences, des méthodes par lesquelles elle peut s’épanouir, se développer, et progresser dans la connaissance. Éducation, formation, enseignement, bien loin de contraindre la liberté, en sont au contraire l’enrichissement et le perfectionnement nécessaire.
La liberté intellectuelle présuppose un maître qui ouvre et qui éduque l’intelligence, à tous les niveaux, depuis l’apprentissage de la lecture, jusqu’à l’étude des plus hautes sciences. Le rôle du maître n’est pas de remplacer l’intelligence du disciple, ni de lui imposer du prêt-à-penser, mais de le guider dans la recherche et la découverte. La cause de la connaissance est l’intelligence du disciple ; le maître n’en est qu’une condition extérieure[2].

Sous ce rapport, il y a une atteinte à la liberté si l’on empêche l’exercice normal de l’intelligence, par le ‘lavage de cerveau’, le ‘bourrage de crâne’, l’imposition d’une doctrine par voie purement autoritaire, ainsi que par tous les moyens et techniques d’abrutissement psychologique comme l’audio-visuel, les loisirs dégradants... Il est des prohibitions qui empêchent l’intelligence d’accéder aux sources ou aux maîtres, et dès lors à la connaissance. L’imposition violente d’une doctrine philosophique ou morale, même d’une foi religieuse, est également contraire à la liberté. Mais s’opposer à la propagation d’erreurs n’est pas s’opposer au véritable pouvoir - à la vraie liberté - de l’intelligence ; nous y reviendrons.


Foi et autorité

L’argument d’autorité viole-t-il cette liberté intellectuelle ? La foi religieuse et l’autorité magistérielle ne s’opposent-elles pas à la liberté ?

Il y a là bien des distinctions à faire. Reconnaissons d’abord, avec saint Augustin[3], qu’une foi humaine est nécessaire à toute science au sens le plus large du terme. Le disciple commence par faire confiance à un maître et à admettre des principes et des méthodes. S’il doit tout réinventer, redécouvrir lui-même, il ne sortira jamais de l’ignorance. Une foi naturelle est nécessaire en tout art et en toute science ; et selon les domaines concernés, l’argument d’autorité s’introduit toujours plus ou moins dans les raisonnements.

La foi (qu’elle soit naturelle ou surnaturelle) n’est pas un saut dans l’absurde. Pour être véritablement humaine - et donc prudente - croire présuppose crédibilité du témoin. Cette crédibilité est établie par un exercice libre de l’intelligence.
La foi surnaturelle ou théologale n’échappe pas à cette règle[4]. Elle ne brime pas la liberté intellectuelle. Comme la crédibilité ne suffit pas à poser l’acte de foi - s’il y avait démonstration scientifique, ce ne serait plus croire, mais savoir ! - il faut un acte de la volonté libre pour que naisse l’acte de foi. En cela, la foi ne peut s’imposer par voie d’autorité. Mais, dès que l’acte de foi est posé, l’argument d’autorité du témoin, à savoir l’autorité de Dieu qui se révèle, commence à s’exercer. Cette autorité est reconnue dans celle de l’Église enseignante. La liberté de l’intelligence n’en est pas brimée pour autant : reconnaître la nécessité de l’autorité en matière surnaturelle et révélée n’est pas une déficience, mais au contraire un perfectionnement de l’intelligence. Il n’y a contrainte, brimade de la liberté, que si l’autorité est utilisée de manière illégitime, en dehors de son objet et de son pouvoir propre, comme lorsque, par exemple, un évêque impose son opinion personnelle comme un enseignement de l’Église.



Liberté objective

La liberté intellectuelle que nous venons de décrire se situe du point de vue du sujet, du point de vue de la faculté qui intellige : c’est une liberté de penser. Y a-t-il aussi liberté du côté de l’objet ?

L’intelligence est libre de s’exercer ou de ne pas s’exercer, de connaître, de chercher ou d’ignorer et de méconnaître ; ceci ressort de la liberté subjective.

Du côté de l’objet, la liberté consisterait à pouvoir déterminer celui-ci. Or, si l’intelligence se définit par son objet comme faculté de connaître quelque chose, comment pourraît-elle produire elle-même cet objet ? Ce serait se donner à soi-même sa propre définition ; l’intelligence ne serait plus une connaissance mais une invention-imagination. On voit qu’ici le terme de liberté n’a plus aucun sens : l’objet s’impose nécessairement à l’intelligence, il nécessite l’intelligence. Si celle-ci se prétend libre, elle renonce par le fait même à connaître. Une telle ‘liberté’ est un refus de connaissance, un refus du réel.

Toutefois, il peut se faire que l’objet ne soit pas évident. C’est-à-dire que, par lui-même, il ne puisse déterminer suffisamment l’intelligence à la connaissance. Tel est le cas des choses contingentes et matérielles (choses mal connues, indéterminées et changeantes de la nature, choix et décisions libres des hommes). C’est aussi le cas des réalités spirituelles ou métaphysiques, qui, bien qu’immuables et certaines en elles-mêmes, sont difficilement accessibles à l’intelligence humaine. En pareille matière il y a place à l’opinion libre. Mais qui ne voit que cette ‘liberté’ n’est pas une perfection de l’intelligence, mais une déficience ? L’opinion et le doute ne sont pas des perfections, mais des déficiences de la connaissance. Prendre comme idéal l’opinion, le doute, la recherche indéfinie, n’est certes pas le moyen de faire progresser la science. Une telle liberté objective existe bel et bien, mais elle est un ‘moins’, une soustraction de connaissance, une imperfection de l’intelligence.

La liberté de l’intelligence est brimée, si l’on impose comme certitude ce qui est matière à opinion (in dubiis libertas[5]), mais le refus objectif de certitude est tout aussi une brimade de la liberté : la liberté est une capacité d’agir, non une incapacité.


Liberté et autorité dans la pensée

Du point de vue du sujet, l’intelligence n’est véritablement libre que si elle est éduquée et formée, que si elle se tient comme disciple à l’égard d’un maître. Du point de vue de l’objet elle n’est libre que par rapport à des objets qui lui sont non-évidents. Cette dernière liberté provient d’une déficience, soit des choses, soit de l’intelligence elle-même. L’autorité s’exerce donc d’abord de manière éducative : son rôle est de conduire l’intelligence à la connaissance de l’objet. Elle ne remplace pas l’exercice de l’intelligence, mais la guide et la dirige pour qu’elle connaisse par elle-même.

L’autorité brime la liberté si elle ‘fait penser’, si elle s’exerce par mode de pression extérieure et perturbe le fonctionnement normal de l’intelligence qui cherche, dans un domaine où elle peut chercher et trouver par elle-même. Mais il est des domaines où l’intelligence ne peut pas (ou pas encore) trouver : elle ne peut se développer qu’en recevant par mode de foi des principes à l’aide desquels elle pourra opérer.

Ceci vaut en particulier dans le domaine surnaturel et révélé. Ce domaine échappe à l’investigation humaine et n’est accessible que par mode de révélation. En exerçant son autorité doctrinale, le pouvoir magistériel, l’Église ne brime pas la liberté mais la place dans les conditions de réalisme : la seule voie possible d’entrer en ce domaine surnaturel est celui de la réception par la foi.

Mais outre le mode magistériel, il est un autre mode par lequel une autorité intervient sur l’intelligence, celui de la contrainte extérieure. L’autorité ecclésiastique ou politique impose à l’intelligence de tenir certaines thèses sous peine de sanctions directes ou indirectes, en favorisant ceux qui ‘pensent bien’ et en punissant ceux qui ‘pensent mal’. Un tel exercice de l’autorité est aujourd’hui honni. Peut-il se justifier ?

Cette question ne peut trouver de réponse satisfaisante que dans le cadre de la philosophie politique et de son analogue surnaturel qu’est la théologie de l’Église (‘ecclésiologie’). Contentons-nous ici du point de vue restreint de la liberté.
L’homme n’est pas une intelligence pure et subsistante. Il exerce cette faculté dans une situation concrète de vie sociale et personnelle. Or, le fonctionnement normal de cette faculté est entravé par les passions, les habitudes reçues, l’héritage culturel, le contexte social. La force répressive de l’autorité (il faut bien employer ce mot), peut entraver la vie intellectuelle, mais elle peut aussi la libérer, tout comme elle libère la vie morale en sanctionnant des actes qui l’avilissent. Elle libère la vie intellectuelle des passions, des déformations et influences néfastes. L’intelligence ne progresse vraiment, ne connaît vraiment, que si elle atteint la vérité par elle-même. Mais cette activité libre peut n’être possible que suite à une répression préalable de l’erreur, à une orientation efficace vers la vérité. Ce n’est certes pas la voie la plus digne ; un tel mode d’autorité peut même avoir un effet inverse. L’exercice d’une telle autorité est très délicat. L’adhésion spontanée à la vérité est de soi supérieure à l’adhésion induite extérieurement, mais l’erreur ou l’indétermination perpétuelle ne sont pas des états supérieurs. La spontanéité à elle seule, conçue comme liberté d’indétermination, n’est pas une perfection.
En revanche, si la répression ou les modes d’action de l’autorité abrutissent l’intelligence et l’empêchent de s’exercer, il y a alors véritablement une dictature de la pensée. N’est-ce pas ce que font aujourd’hui les médias qui imposent et sanctionnent le politiquement correct ?


Liberté d’expression

Nous avons mis en évidence l’existence de la liberté intérieure de l’intelligence. Elle existe, non pas du côté de l’objet, mais du côté du sujet, en tant qu’il possède la faculté de chercher et de découvrir. De la liberté intérieure de penser suit naturellement, semble-t-il, la liberté d’exprimer cette pensée : c’est la liberté d’expression sous toutes ces formes : spéculative, morale, religieuse, artistique, médiatique... que ce soit liberté de publication, de diffusion, etc. On sait que la ‘liberté de la presse’ était une des grandes revendications du XIXe siècle, et qu’elle est aujourd’hui - au moins théoriquement - sans limite. Tout régime politique qui prétend la restreindre est immédiatement qualifié de dictature totalitaire. On considère communément aujourd’hui la liberté d’expression comme un droit absolu de la personne humaine, et qu’elle ne peut être éventuellement restreinte que par le respect dû aux autres personnes et à l’ordre public.
On se trouve ainsi en présence des exigences contradictoires de libertés indéfinies, que l’on est obligé de limiter dans le but même de les sauvegarder.

Ainsi posé le problème est insoluble. Car il fait fi de deux vérités fondamentales de la vie humaine - et que nous avons exposées dans notre commentaire du De Regno - à savoir que :
- l’homme est naturellement social
- le bien de la personne est ordonné au bien commun de la Cité.

L’expression d’une doctrine, d’un idéal moral ou religieux, sous quelque forme que ce soit, est un acte social, et, par là-même, il interfère avec le bien commun. L’autorité politique n’est pas compétente, de soi, en matière de vérité spéculative, religieuse ou autre. Elle est en revanche compétente pour juger si l’expression d’une pensée favorise ou non le bien commun politique. L’unité morale fait partie du bien commun de la Cité. La politique a des principes dont la négation impliquerait la ruine de la Cité.
Faut-il dire alors que la liberté est limitée par la loi, le bien commun ou l’ordre public ? Plutôt que de s’exprimer en termes de limites, de ‘permis’ et ‘défendu’ ; plutôt que d’instaurer une dialectique d’opposition de la loi et de la liberté, il semble plus convenable de se pencher à nouveau sur la nature même de la liberté :
de même que le libre-arbitre est un pouvoir d’agir en vue du bonheur (l’indétermination et la possibilité de l’acte mauvais n’étant que déficiences de ce libre-arbitre)[6], la liberté d’expression est un pouvoir de communiquer en vue du bien commun.
Agir contre le bien commun est une déficience.

La liberté d’expression n’est pas une valeur absolue, mais doit être intégrée dans la vie sociale dans son ensemble, et ordonnée au bien commun. C’est le bien commun politique qui est la fin (temporelle) de la personne, et non la liberté. Une liberté contraire au bien commun se détruit, et détruit le corps dont elle est partie.
La personne n’est pas un absolu. Elle se perfectionne dans son ordination au bien commun de la communauté dont elle fait partie. Cela vaut tout particulièrement pour les expressions publiques de sa pensée.


Liberté de l’intelligence pratique

Nous n’avons envisagé jusqu’à présent que la liberté de l’intelligence spéculative, celle qui connaît un donné présupposé, un objet. Il y a aussi l’intelligence dite pratique, celle qui produit et qui façonne son objet.
Cette liberté se situe :
dans l’ordre du faire - c’est la liberté artistique ;

dans l’ordre de l’agir - c’est la liberté morale.

La liberté artistique consiste dans le pouvoir de produire et de façonner la matière, de “créer” des objets. Cette liberté ‘artistique’ doit être prise dans le sens le plus large du terme. Elle concerne aussi bien la production de simples biens matériels (agriculture, industrie, bâtiments, etc.) que dans celle des ‘beaux arts’. Dans tous ces domaines, comme pour l’intelligence spéculative, la liberté - loin d’être une pure indétermination - présuppose au contraire la réception d’un enseignement, d’une tradition, et la soumission à une réalité. L’agriculteur n’est libre que dans la mesure où il connaît et se soumet aux lois de la nature. Tout métier a ses méthodes, ses règles et ses traditions. Comme la liberté intellectuelle, cette liberté artistique sera d’autant plus grande que l’homme possédera davantage son art qu’il apprendra auprès d’un maître.

Il semble aujourd’hui qu’on doive excepter de cette règle les ‘beaux arts’, souvent considérés comme l’expression souverainement libre de la subjectivité de l’artiste, voire d’un “ressenti collectif”. Les productions de l’art contemporain semblent être une insulte à toute forme de rationalité et de loi.
Traiter de la beauté serait hors de notre propos. Nous nous contenterons de faire appel au bon sens : la production d’un objet beau requiert la soumission à un ordre objectif et à une tradition. Ne l’admettront pas ceux qui se pâment d’admiration devant des assemblages de boîtes de conserves. Passons !

Plus profondément c’est le rapport entre l’action humaine et la nature qui est ici en question. L’homme commence à s’inquiéter aujourd’hui du caractère destructeur de son pouvoir. L’industrialisation à outrance provoque des cataclysmes physiques et humains. Le problème écologique est un symptôme de cette angoisse. L’homme doit-il mettre des limites à l’usage de son pouvoir sur la nature ? Toutes ces questions indiquent manifestement que la liberté artistique, la liberté dans l’ordre du faire, n’est pas un pouvoir aveugle et indéterminé. Elle n’est pas non plus une soumission servile à la nature - telle une copie -, sans possibilité d’œuvre proprement humaine. Elle est un dépassement de la nature, mais qui demeure fondé sur elle. Elle requiert donc la connaissance de cette nature, dans son ensemble comme dans le détail, et, là encore, une tradition - transmission de savoir comme de savoir-faire - de maître à disciple.


Lire la suite de cette étude : La liberté morale...




[1] Voir notre article : L'homme est-il libre ? - Existence de la liberté

[2] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica I, 117, a1 ; De Veritate 11.

[3] Cf. Saint Augustin, De utilitate credendi.

[4] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica II-II, 1, a4.

[5] La sentence In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas, attribuée souvent à saint Augustin, ne semble guère remonter au delà du 17e siècle.

[6] Voir dans la présente étude : Nature du libre-arbitre.