LIBERTÉS MORALE ET POLITIQUES



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La liberté morale


La liberté dans l’ordre de l’agir est celle de l’action morale et politique. On chercherait en vain chez saint Thomas d’Aquin l’expression ‘liberté morale’. Cette notion présuppose une morale de la loi, c'est-à-dire une morale fondée sur le respect d’une loi. Est moralement libre l’acte qui est permis par la loi, moralement obligatoire ce que la loi impose, moralement défendu ce qu’elle interdit... Une telle morale est tout d’abord celle de l’Ancien Testament, qui se compose d’un ‘Décalogue’, puis de tout un ensemble de préceptes et d’obligations.

Mais telle n’est pas la morale des philosophes de l’antiquité, d’Aristote en particulier, ni la morale chrétienne, qui sont des morales du bonheur et de la finalité.

La vie humaine a un but, à savoir le bonheur, ou fin ultime. L’homme ne vise pas à se mettre en règle avec une loi mais à progresser sans cesse vers la perfection, c’est-à-dire vers un achèvement qui lui ouvre le bonheur. Pour le philosophe antique, le but de l’existence humaine est la vie parfaite ou vertueuse, source et condition du bonheur. Pour le chrétien, cette perfection consiste essentiellement dans l’amour de Dieu. La morale chrétienne est une morale de l’amour, par imitation du Christ qui conduit à la béatitude. Ainsi, dans la morale antique comme dans la morale chrétienne, est bien ce qui conduit au bonheur, est mal ce qui en détourne. La loi naturelle et divine ne vient que confirmer cette morale de l’amour et du bonheur. À un homme trop éloigné de l’amour de Dieu et trop ignorant de sa propre nature, la loi révélée par Dieu vient apporter une orientation, des compléments et une crainte salutaire. C’est pourquoi la vie humaine est sanctionnée par une récompense et un châtiment divins. Mais la morale chrétienne reste d’abord une morale du bonheur et de l’amour[1].

Depuis la fin du Moyen-Âge, on a de plus en plus considéré la morale chrétienne avant tout comme une morale de la loi, semblable à celle de l’Ancien Testament, en diminuant, voire en éliminant la finalité, la recherche du bien et de la perfection. La morale chrétienne, qui est une morale de la charité et du bonheur, ouverte par là à un progrès illimité, s’est trouvée réduite à une morale du permis et du défendu sous peine de châtiments éternels (l’enfer). Dans une telle morale, il suffit d’être en règle, en conformité avec la loi[2]. Il en sort une casuistique, un art d’agir de manière libre et indépendante, tout en restant en règle avec la loi : c’est tout autre chose que la recherche de la perfection et du bonheur.

Dans une telle perspective, loi morale et liberté sont foncièrement antagonistes. La loi est ce qui vient limiter la liberté, ce qui vient contraindre et réprimer. Une telle morale est forcément perçue comme une brimade de la liberté et de la vie ; et c’est contre elle que diverses philosophies proclament la révolte de la liberté humaine : l’homme vraiment libre est celui qui sait s’affranchir des barrières honnies de la morale. Pour Nietzsche, la morale procède d’une volonté de mort et de médiocrité.

Dans une morale fondée sur le bonheur et la finalité, la loi, correctement conçue, bien loin de brimer la liberté, l’accroît au contraire. Elle fait connaître à l’homme ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter pour parvenir au bonheur. Elle enseigne les voies du bonheur à celui qui les ignore. Elle confirme dans la justice l’homme qui en a acquis quelque notion. Celui-ci peut poser des actes libres en toute connaissance de cause. De même que la loi civile indique et protège les voies du bien commun, la loi morale protège et indique la voie qui mène au bonheur et à la béatitude.
À vrai dire, la notion même de loi présupposant un législateur et des sanctions, la loi morale ne peut se concevoir que dans une perspective religieuse.


Les libertés politiques

Parmi les actes humains, certains sont privés ou personnels. Ils ne concernent que celui qui agit. Les autres ont des conséquences dans l’ordre de la vie sociale et politique. En ce domaine, l’homme agit, non pas de manière individuelle, mais en tant qu’il est membre d’une communauté, en tant qu’il est membre de communautés.
Comme nous l’avons montré dans le commentaire du De Regno [3], l’homme est intégré dans tout un ensemble de communautés. La société est un organisme complexe formé de communautés qui interagissent et sont hiérarchiquement ordonnées : famille, commune, province, entreprise, profession, etc. Au sommet se trouve la Cité, qui n’est pas un pouvoir extérieur et contraire aux liberté des communautés, mais la communauté totale qui les inclut toutes. C’est en tant que membre de ces communautés que l’homme exerce une action publique. Il n’a pas une liberté politique, mais des libertés politiques et économiques référées à ces communautés. Plus proprement, ce sont ces communautés qui ont leur liberté propre, auxquelles participent les membres. Ces libertés ne sont pas la propriété de personnes individuelles, mais de communautés. On retrouve ici les caractères du libre-arbitre, mais transposés au niveau de la vie commune.

La liberté politique ou économique n’est pas absence de loi ; elle ne se définit pas par opposition avec la loi. Elle est un pouvoir d’agir en vue du bien propre de la communauté, et en vue du bien commun de la Cité. Ce pouvoir implique le choix entre des biens, le choix entre différentes voies ou procédés pour atteindre ce bien. Il ne se perfectionne que dans la mesure où il est conforme aux principes de la nature humaine et de la vie politique qui est réglée par la justice. La loi - supposée juste - ne contrecarre pas la liberté, mais elle détermine les voies concrètes de son exercice, conformément au bien commun.
Un acte contraire au bien commun - acte politiquement mauvais - est une déficience dans l’exercice de cette liberté. Dans une société égalitaire, où l’individu est seul face à l’État, la loi n’a d’autre but que de régler la dialectique de la liberté individuelle et de l’autorité de l’État. Dans une société hiérarchique et organique, en revanche, la loi ordonne et coordonne les libertés des uns et des autres en vue du bien commun. De soi il n’y a pas d’antagonisme. Le but de la loi n’est pas de protéger des libertés contre d’autres, mais de les ordonner et coordonner en vue du bien commun. Le problème n’est donc pas celui d’une plus ou moins grande permissivité des lois, mais de l’ordre au bien commun.

La difficulté des sociétés contemporaines est que les libertés propres aux communautés sont transférées à un État tout-puissant, de plus en plus centralisateur, et éloigné des communautés dans lesquelles vivent concrètement les personnes. Des administrations sur-puissantes et anonymes remplacent les communautés. Cette situation provoque des attitudes de revendication et de libération dans lesquelles loi et liberté sont posées en antagonistes, alors que la loi (juste) est la voie de la (vraie) liberté.


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[1] Cf. Ceslas Spicq, Théologie morale du Nouveau Testament, c. I ; Appendice I ; c. VII.

[2] Cf. S.-T. Pinckaers OP, Les sources de la morale chrétienne, c. X et XI.

[3] Voir notre article : De la famille à la Cité.