de Regno I. (5) : Insurrection ?

Comment éviter que le roi
ne devienne un tyran ?



Ici se poursuit le texte du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN. L'auteur a précédemment montré quel grand péril est la tyrannie, encore qu'elle n'en soit pas moins préférable à l'aristocratie.

Lire le chapitre précédent : De Regno I. (4) ...


Plan de cette section :

Comment éviter que le roi ne devienne un tyran ?
Choix du monarque et de la constitution du royaume
Dangers de l’insurrection
L’insurrection de par initiative privée est contraire au bien commun
Renversement du tyran par voie d’autorité
Soumission et abandon à la Providence



Puisque le gouvernement monarchique est meilleur et préférable, et puisqu'il arrive qu'il tourne à la tyrannie, qui est la pire forme de gouvernement, comme on l’a montré, il faut s’efforcer de pourvoir la société d'une royauté telle qu’elle ne puisse tourner en tyrannie.


Choix du monarque et de la constitution du royaume

[1]
Il faut d’abord que ceux dont c’est la charge élèvent à la royauté un homme de telle personnalité qu'il ait peu de chances de tomber dans la tyrannie ; aussi Samuel, se confiant en la Providence divine pour l'établissement d'un roi, dit-il : « le Seigneur s'est cherché un homme selon son cœur et lui a ordonné d’être chef de son peuple » (1 Rg 13,14). Ensuite le gouvernement monarchique doit être réglé de telle sorte qu'une fois le roi établi, toute possibilité de tyrannie lui soit soustraite. En même temps, son pouvoir doit être encore assez tempéré pour ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie. On dira plus loin comment [2]. Et enfin on doit s'occuper de la manière d'y remédier au cas où cela se produirait.


Dangers de l’insurrection

1. L’échec


Si la tyrannie n’est pas excessive il vaut mieux tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que s’y opposer et s'engager ainsi dans de multiples dangers qui seront plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut arriver en effet que les opposants ne puissent prévaloir et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence qu'auparavant.

2. La division


Si par contre quelqu’un réussit à l'emporter sur le tyran, il s'ensuit le plus souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l'insurrection, soit après l'expulsion du tyran, la multitude se divisant en partis quant à l'établissement du nouveau régime.

3. Un nouveau tyran


Il arrive aussi que, la multitude ayant renversé le tyran grâce à un meneur, ce dernier, une fois au pouvoir, s'arroge la tyrannie, et, craignant de subir d’un autre ce que il vient de faire lui-même à autrui, opprime ses sujets sous une servitude encore plus lourde. C'est ce qui arrive habituellement dans la tyrannie : la nouvelle est plus accablante que la précédente ; elle n'abolit pas les charges anciennes mais, dans la malice de son cœur, en invente de nouvelles. Ainsi, jadis à Syracuse, tandis que tout le monde désirait la mort de Denys, une vieille femme priait sans cesse pour qu'il demeurât sain et sauf et lui survécût ; le tyran l’ayant appris lui en demanda la raison. « Lorsque j'étais jeune fille répondit-elle, nous avions un cruel tyran dont je désirais la mort ; mais lorsqu'il fut tué, il en arriva un autre, un peu plus dur, dont je faisais aussi grand cas de la fin de la domination. Et nous eûmes un troisième maître, en ta personne, bien plus insupportable ; j'en conclus que si tu étais renversé, celui qui te remplacerait, serait encore pire ! »


L’insurrection de par initiative privée est contraire au bien commun

Certains ont pensé que, dans le cas où la tyrannie deviendrait intolérable par son excès, il appartiendrait à des hommes valeureux de tuer le tyran en s'exposant à la mort pour la libération du peuple ; nous en trouvons un exemple dans l'Ancien Testament. Un certain Aïoth tua d'un coup de poignard dans la cuisse, Églon, roi de Moab qui tenait le peuple de Dieu dans un pénible esclavage, et il devint juge du peuple d’Israël (Jg 3,15-28). Mais cette conduite n'est pas conforme à la doctrine des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne à « être respectueusement soumis aux maîtres, non seulement bons et modérés, mais encore lorsqu'ils sont pénibles ; c'est une grâce d’en haut, en effet, que de supporter pour l’amour de Dieu des afflictions injustes. » (1 Pe 2,18) Alors que beaucoup d'empereurs romains persécutaient tyranniquement la foi chrétienne et qu’une grande multitude, issue tant de la noblesse que du peuple, s’était convertie à cette même foi, ceux qui méritèrent d'être loués le furent, non pour leur résistance, mais pour avoir souffert la mort pour le Christ avec patience, bien que disposant de leurs armes ; tel fut l’exemple éclatant de la sainte légion thébéenne. Aussi doit-on plutôt juger qu'Aioth a tué, non pas un chef de son peuple, eût-il été un tyran ; de même encore, lit-on dans l'Ancien Testament que les assassins de Joas, roi de Juda, furent mis à mort, bien que ce roi se fût écarté du culte de Dieu, et que leurs enfants furent épargnés, selon le précepte de la loi.




Ce serait un danger pour le peuple et ses dirigeants si des individus, de leur propre audace, entreprenaient d’assassiner les gouvernants, fussent-ils des tyrans : car, en général, ce sont les méchants plus souvent que les bons qui se risquent aux entreprises de cette sorte ; habituellement l'autorité des rois ne pèse pas moins aux méchants que celle des tyrans, car, selon la sentence de Salomon : Un roi sage disperse les impies (Pr 20,26). Une telle audace servirait bien plutôt à faire courir à la multitude le risque de perdre un bon roi qu'à lui procurer le remède de la chute du tyran [3].


Renversement du tyran par voie d’autorité

Il semble donc préférable de procéder contre la cruauté des tyrans par voie d’autorité publique [4], et non par initiative privée. Tout d'abord, si [5] l’établissement du roi est un droit du peuple, ce dernier peut sans injustice destituer ce roi qu’il a établi, ou réduire ses pouvoirs, si celui-ci abuse en tyran de la puissance royale. Ce peuple ne commet pas d’infidélité en destituant ce tyran, même si il s’y était soumis à perpétuité ; en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement du peuple, comme l'exige le devoir royal le tyran a mérité que ses sujets ne gardent pas le pacte qu’ils avaient fait avec lui. Ainsi les Romains, qui avaient pris pour roi Tarquin le Superbe, le rejetèrent-ils de la royauté à cause de sa tyrannie et de celle de ses fils, établissant à sa place un pouvoir moindre, à savoir la magistrature des consuls [6]. De même, Domitien, successeur de deux empereurs très mesurés, son père Vespasien et son frère Titus, exerçait la tyrannie ; il fut mis à mort par ordre du Sénat et toutes les lois perverses qu'il avait imposées furent justement et avantageusement abrogées par sénatus-consulte. C’est ainsi que le bienheureux Jean l’Évangéliste, disciple bien-aimé du Seigneur, que le susdit Domitien avait exilé dans l'île de Pathmos, fut rappelé à Éphèse par sénatus-consulte [7].

Si, par contre, pourvoir le peuple d’un roi appartient à une autorité supérieure, c'est d'elle aussi qu'on doit attendre un remède contre l’injustice du tyran. Ainsi en advint-il d'Archélaüs, qui, ayant commencé à régner sur la Judée à la place de son père Hérode, imitait sa cruauté ; les juifs ayant porté plainte auprès de César-Auguste, il se vit tout d'abord diminuer son pouvoir, par la perte du titre royal et le partage d'une moitié de son royaume entre ses deux frères ; puis, ce châtiment ne l'ayant pas corrigé de sa tyrannie, Tibère César le relégua en exil à Lyon en Gaule [8].


Soumission et abandon à la Providence

Si toutefois il ne se trouve aucun secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi des rois, à Dieu « qui secourt à propos dans la tribulation » (Ps 9,10). Il dépend de sa puissance que le cœur cruel du tyran se tourne en mansuétude selon la sentence de Salomon : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu qui l'infléchira dans le sens qu'Il voudra » (Pr 21,1) ; Dieu lui-même a changé en douceur la cruauté du roi Assuérus qui préparait le massacre des juifs ; c'est Lui-même qui a changé le cruel roi Nabuchodonosor au point d'en faire un héraut de la puissance divine. « Maintenant donc, dit-il, moi, Nabuchodonosor, je loue, j'exalte et glorifie le roi du ciel, car ses œuvres sont vraies, et ses voies justes, et ceux qui s'avancent dans la superbe, il peut les abaisser » (Dn 4,34).

Quant aux tyrans qu'il juge indignes de conversion, il peut les « enlever d’entre les vivants », ou les réduire à un état misérable, selon cette parole du Sage : « Dieu a renversé les trônes des chefs superbes et a fait asseoir à leur place des hommes doux » (Si 10,17). C'est lui qui, « voyant l'affliction de son peuple en Égypte et entendant leurs clameurs » (Ex 3,7), précipita dans la mer le tyran Pharaon avec son armée. C'est lui aussi qui châtia le susdit Nabuchodonosor dans sa superbe, non seulement en l’évinçant du trône de sa royauté, mais encore en le retirant de la société des hommes pour le réduire en manière d'une bête (Dn 4,30). Or « son bras ne s'est pas raccourci » (Is 59,1) au point de ne pouvoir délivrer son peuple des tyrans ; il promet à son peuple, par la bouche d'Isaïe (Is 14,3 ; 58,1), qu'Il lui donnera le repos « en le soustrayant à la peine et à l’oppression, ainsi qu'à cette rude servitude » qu’il supportait auparavant ; Et il dit par la bouche d’Ézéchiel : « Je délivrerai mon troupeau de leur gueule » (Ez 34,10), à savoir de celle des pasteurs qui se paissent eux-mêmes. Mais, pour que le peuple mérite de Dieu ce bienfait, il doit s'affranchir de ses péchés, car c’est en punition de ce péché que Dieu permet aux impies de s'emparer du pouvoir ; le Seigneur dit en effet par la bouche d'Osée : « Je te donnerai un roi dans ma fureur » (Os 13,11), et dans Job, il est écrit qu’il « fait régner l'homme hypocrite à cause des péchés du peuple » (Jb 34,30). Il faut donc ôter le péché, si l'on veut que cesse la plaie de la tyrannie [9].


Lire la suite : DE REGNO I. (6)




[1] Par ‘constitution’ il faut entendre la structure politique du royaume, non pas la loi constitutionnelle au sens moderne.

[2] Le régime monarchique et la personne du monarque doivent être choisies de telle sorte que la monarchie ne puisse dégénérer en tyrannie. On voit que Saint Thomas pose ici la question mais ne donne pas de réponse précise. Il ne dit nulle part que la monarchie doive nécessairement être héréditaire. Traitant par la suite de l’éviction d’un tyran, il envisage comme simple hypothèse qu’il appartienne au peuple de constituer le roi. Il ne dit pas non plus que la source du pouvoir est, de droit naturel, dans le peuple, et que celui-ci le délègue au roi, principe du contrat social, dont on chercherait en vain un fondement chez Saint Thomas.

[3] Si la tyrannie est vraiment intolérable on pourrait s’attendre à la licéité du tyrannicide. La réponse est de nouveau négative. Un tel assassinat est contraire à l’Évangile qui enseigne à supporter même les maîtres injustes, comme les premiers chrétiens ont supporté les empereurs persécuteurs. Toutefois cette réponse d’ordre ascétique et mystique semble évacuer le problème politique. Le bien commun ne requiert-il pas le tyrannicide ? Réponse : le tyrannicide - ou une action politiquement équivalente suite à un coup d’État - par une personne privée est bien plus nocif au bien commun que la tyrannie. Saint Thomas suggère la raison : on sombre dans une autre tyrannie ou dans l’anarchie. Une mauvaise autorité vaut mieux que point d’autorité. L’autorité tyrannique maintient en effet un minimum d’ordre public. Si elle disparaît la Cité risque de se dissoudre. N’y a-t-il donc pas d’issue ? Sommes-nous condamnés à tout subir sans réagir ? La réponse vient par la suite.

[4] Voici la vraie réponse. Il y a effectivement une réaction d’ordre politique. Le tyrannicide privé est injuste, contraire au bien commun. Il faut procéder par voie officielle. Ce refus de l’insurrection privée nous met en garde contre une mentalité révolutionnaire qui s’insère parfois dans les milieux dits ‘de droite’, où l’on prend prétexte de la perversion du pouvoir et de la corruption des hommes politiques pour violer sans scrupule les lois - même justes -, mépriser magistratures et institutions sans discernement, et commettre diverses fraudes.

[5] Notons le si : que le pouvoir vienne par délégation du peuple n’est pas de droit naturel, mais de droit positif. Cette délégation de pouvoir vient de la constitution de la Cité. Nulle trace de contrat social ni de démocratie de droit naturel.

[6] Il s’agit d’une insurrection sur initiative des magistrats. Cf. saint Augustin, La Cité de Dieu, V, 12.

[7] Premier cas : le Prince est établi par le peuple. Autrement dit le régime est celui d’une monarchie élective, transformée en tyrannie. En ce cas une insurrection est juste. Reste à savoir comment.

[8] Autre cas : le Prince est établi par une autorité supérieure. C’est à elle qui faut recourir. Dans l’exposé de ces cas on peut saisir le principe. L’insurrection privée est plus nocive au bien commun que la tyrannie elle-même. Une faction auto-proclamée, sans lien avec les corps sociaux, sans autre autorité que celle qu’elle s’attribue, n’agira pas conformément au bien commun. Le ou les corps sociaux non absorbés par le tyran, représentant alors la Cité, peuvent prendre l’initiative d’une insurrection, pour autant qu’il y ait une certitude moralement suffisante de succès et de mise en place d’un gouvernement juste (il ne suffit pas de détruire).

« Le régime tyrannique n'est pas juste parce qu'il n'est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C'est pourquoi le renversement de ce régime n'est pas une sédition; si ce n'est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d'une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s'ensuivrait que du régime tyrannique. C'est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C'est de la tyrannie, puisque c'est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple. » (Summa Theologica II-II, 42, a2, ad3)

[9] La réponse définitive est ici donnée, et elle est d’ordre théologique. Quoi qu’il en soit d’une possibilité d’insurrection, on a le gouvernement que l’on mérite. Il est impossible en fait - et aujourd’hui plus que jamais - à un tyran de gouverner contre l’ensemble de la population. Les dictatures tyranniques les plus récentes (on pense évidemment à Hitler et Staline) ne se sont pas établies et maintenues sans l’assentiment d’une large part de la population. Le Nazisme est arrivé au pouvoir par les urnes ; le communisme s’est imposé par la violence, mais une proportion très importante de la population russe était véritablement stalinienne. Ceci dit, Saint Thomas ne parle pas des diverses formes de résistance à l’oppression du tyran, en dehors même de l’insurrection. Il ne justifie pas non plus la coopération aux injustices du tyran. Il ressort de son exposé qu’il est capital de sauvegarder autant que possible les corps sociaux, qui seuls sont aptes à un renversement éventuel du régime, à limiter sa nocivité, à reconstruire la société après l’éviction du tyran.