de Regno I. (6) : Gloire des bons rois


L’honneur humain ou la gloire
ne sont pas une récompense adéquate
pour le roi.



Ci-dessous se trouvent les chapitres 7 à 9 du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN. L'auteur y montre quelle récompense merveilleuse attend le vrai roi dans l'au-delà.

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Plan de cette partie :

L’honneur humain ou la gloire ne sont pas une récompense adéquate pour le roi.
La gloire et l’honneur
L’ambition de la gloire est plus proche de la vertu que le désir des richesses.

La récompense adéquate du roi est à attendre de Dieu.
La rétribution des mauvais rois
La béatitude éternelle, récompense adéquate de la vertu
Notion de béatitude
Insuffisance des biens terrestres
Le désir naturel de la cause
Le désir naturel du bien universel
La vraie gloire

Degré de béatitude des rois dans l’éternité
La vertu du roi a un effet plus étendu.
Le roi est comme une cause première.
L’action du roi a l’effet le meilleur.
L’action du roi a l’effet le plus universel.
L’action du roi est à l’exemple de l’action divine.
La vertu du roi est plus exposée aux périls.
Confirmation par la Sainte Écriture


Si d'après ce que nous avons dit, il appartient au roi de rechercher le bien de la multitude, ce lui serait une trop lourde charge s'il n'en provenait pour lui aucun bien propre. Il faut donc examiner en quoi consiste la récompense dûe à un bon roi [1].


La gloire et l’honneur


Suivant certains auteurs, elle n’est rien d’autre que l'honneur [2] et la gloire ; ainsi, Tullius Cicéron [3] établit-il que « le prince de la cité doit se nourrir de gloire » ; Aristote en semble assigner pour raison, dans son livre de l'Éthique (V,c.10), que le prince auquel l'honneur et la gloire ne suffisent pas devient naturellement un tyran. Il est en effet naturel à tous les esprits de chercher leur propre bien ; si donc le prince ne se satisfait point de la gloire ni de l'honneur, il recherchera les plaisirs et les richesses, et se livrera ainsi à des rapines et à des injustices aux dépens de ses sujets.

1er défaut : fragilité

Mais si nous adoptons cette opinion, plusieurs inconvénients s’ensuivront. Tout d’abord il serait ruineux pour les rois de supporter tant de peines et de soucis pour un salaire si fragile ; car rien parmi les choses humaines n’est plus fragile que la gloire et l'honneur selon la faveur des hommes, car celle-ci dépend de l'opinion publique, qui est ce qu’il y a de plus instable en cette vie humaine ; aussi le prophète Isaïe appelle-t-il ce genre de gloire une « fleur des champs » (Is 40,6-8).

2e défaut : nocif pour la vertu

En second lieu, le désir de la gloire humaine étouffe la grandeur d'âme : celui qui recherche la faveur des hommes se plie nécessairement à leur volonté et tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait ; et il devient l'esclave de chacun dans sa soif de plaire aux hommes. C'est pourquoi le même Cicéron dit dans le De officiis (I,20) qu'il faut se garder du désir de la gloire. « Il enlève cette liberté d'âme où doit tendre tout l'effort des hommes magnanimes. » Mais rien ne convient plus que la grandeur d’âme à un prince institué pour de grandes œuvres ; la gloire humaine constitue donc une récompense inadéquate pour celui qui exerce la fonction de roi.
Par ailleurs il est tout autant nuisible à la multitude d'assigner une telle récompense aux princes. Il est du devoir d'un homme de bien de mépriser la gloire comme les autres biens temporels ; c'est le propre d'une âme vertueuse et forte de savoir mépriser pour la justice la gloire aussi bien que la vie. De là on remarquera que, si la gloire résulte des actes vertueux, la vertu, elle, méprise la gloire, et l’homme devient glorieux par le mépris même de la gloire, selon cette sentence de Fabius : « Qui méprise la gloire en obtiendra une véritable » [4]. Et Salluste, dit de Caton que « moins il visait la gloire, plus il l'atteignait » [5] ; quant aux disciples du Christ, ils se montraient serviteurs de Dieu « dans la gloire et l'obscurité, dans la bonne et la mauvaise réputation » (2 Cor 6,8). Elle n'est donc pas la récompense convenable d'un homme vertueux, cette gloire que méprisent les bons. Par conséquent, si ce seul bien est alloué en récompense aux princes, il s'ensuivra que les bons n'assumeront pas le pouvoir, ou, s'ils l'assument, qu'ils n’en seront pas récompensés.

3e défaut : pousse à l’imprudence

En outre, du désir de la gloire proviennent des maux dangereux. Beaucoup, recherchant sans mesure la gloire militaire, se sont perdus avec leurs armées, abandonnant la liberté de leur patrie au joug des ennemis. C'est ainsi que le consul romain Torquatus, pour prévenir un tel risque par l’exemple, fit exécuter - en dépit de la victoire que son fils venait de remporter - ce même fils, coupable d'avoir contre son ordre répondu avec son ardeur juvénile à la provocation d'un ennemi, de peur qu’il ne résultât plus de dommage de cet exemple de présomption que le meurtre de l’ennemi avait causé de gloire [6].

4e défaut : pousse à la simulation

Le désir de la gloire s’accompagne encore d’un autre vice, savoir la simulation. Comme il est difficile d'atteindre à de véritables vertus, seules dignes de gloire et d’honneur, beaucoup, dans ce désir de gloire, en viennent à simuler les vertus ; c’est pourquoi, comme le dit Salluste : « L'ambition a contraint de nombreux mortels à la fausseté ; une chose est d'avoir la vertu cachée dans le cœur, autre chose de l'avoir sur le bout de la langue, une chose d'avoir bonne apparence, autre chose un véritable génie » [7]. Et notre Sauveur à son tour appelle ceux qui font le bien pour être vus des hommes, des hypocrites, c'est-à-dire des simulateurs. Si donc il est périlleux pour la société d’avoir un prince avide de plaisirs et de richesses, devenant par là rapace et injuste, il n’est pas moins périlleux d’en avoir un qui recherche la gloire, et en deviendra présomptueux et hypocrite.



L’ambition de la gloire est cependant plus proche de la vertu que le désir des richesses.


Cependant, autant qu'on puisse pénétrer l'intention des sages dont nous avons parlé, ils ont proposé au prince la gloire et l'honneur pour récompense, non parce qu'un bon roi doit y faire porter son principal effort, mais parce qu'il est plus aisé de supporter un roi amoureux de gloire, qu'un prince passionné d'argent ou de volupté [8]. Ce vice du désir de gloire se rapproche de la vertu, la gloire poursuivie par les hommes n'étant, d'après saint Augustin, qu'un jugement favorable d'autrui à leur endroit . Le désir de gloire comporte donc quelque trace de vertu, dès lors qu'il cherche au moins l'approbation des hommes de bien et évite de leur déplaire. Comme peu d'hommes parviennent à la vraie vertu, il paraît donc plus tolérable d’accepter un gouvernement qui, au moins par crainte du jugement des hommes, fuit les méfaits trop éclatants. Qui désire la gloire ou « s'engage dans la vraie voie par des œuvres vertueuses » [9] pour obtenir l'approbation des hommes, ou du moins y tend par des ruses et des faussetés. Mais qui aspire au pouvoir, en étant insensible à toute gloire et sans craindre de déplaire aux gens de bon jugement, « reculera rarement devant les crimes les plus manifestes pour obtenir ce qu'il souhaite » ; alors « ses vices, que ce soit cruauté ou luxure, l'amèneront à surpasser les bêtes féroces », tel l'empereur Néron qui, au dire de saint Augustin, « était si adonné à la mollesse et à la luxure qu'il paraissait incapable de fermeté, et en même temps si cruel que rien ne semblait pouvoir l'attendrir » [10]. Aristote l’expose suffisamment par ce qu'il dit, dans son Éthique (IV, c.8), de l'homme magnanime : il ne recherche pas l'honneur et la gloire comme une grande chose qui suffise à récompenser la vertu, mais il n'exige rien de plus des hommes. De toutes les choses terrestres, rien ne semble plus grand que ce témoignage rendu par les hommes à la vertu d’un homme.



La récompense adéquate du roi
est à attendre de Dieu.



L'honneur du monde et la gloire humaine n’étant point propres à récompenser les graves soucis de la royauté, il reste à chercher ce qui peut y suffire.
Il convient que le roi attende sa récompense de Dieu. Le serviteur attend de son maître la récompense de ses services ; or le roi qui gouverne le peuple est le ministre de Dieu, comme le dit l’Apôtre : « Tout pouvoir vient du Seigneur Dieu et il est le ministre de Dieu, tirant vengeance de celui qui fait le mal » (Rm 13,1 & 4). Le livre de la Sagesse (Sg 6,5) représente les rois comme les ministres de Dieu. C'est donc de Dieu qu'ils doivent attendre la récompense de leur gouvernement [11].

La rétribution des mauvais rois


Dieu rétribue parfois les services que lui rendent les rois par des biens temporels ; mais de telles faveurs sont communes à la fois aux bons et aux méchants. Ce qui fait dire au Seigneur par la bouche d’Ézéchiel (29,18) :
« Nabuchodonosor, roi de Babylone, a fait faire à son armée un rude service contre Tyr, et il n'a retiré de Tyr aucun récompense ni pour lui ni pour son armée du service qu’il m’a rendu contre elle » . 
Ce service consiste, selon l'Apôtre, à servir Dieu, « en tirant vengeance de celui qui fait le mal » (Rm 13,4). Il ajoute ensuite, au sujet de la récompense :
« C'est pourquoi le Seigneur Dieu a dit : Voici que je donnerai à Nabuchodonosor, roi de Babylone, la terre d'Égypte, et il en pillera les dépouilles, et ce sera un salaire pour son armée ». (Ez 29,19)


La béatitude éternelle, récompense adéquate de la vertu


[12]
Si donc des rois iniques combattant les ennemis de Dieu, quoique sans intention de le servir, mais pour assouvir leurs haines et leurs caprices, reçoivent du Seigneur comme récompense la victoire sur leurs ennemis, la soumission des royaumes et le butin à piller, que fera-t-il pour les bons rois qui par une pieuse intention gouvernent le peuple de Dieu et combattent ses ennemis ? Il leur promet bien une récompense, non pas terrestre mais éternelle, et qui ne consiste qu'en Lui-même. Saint Pierre le dit aux pasteurs du peuple : « Paissez le troupeau que le Seigneur vous a confié... et lorsque viendra le prince des Pasteurs, » c'est-à-dire le roi des rois, le Christ, « vous recevrez l'incorruptible couronne de gloire » (1 P 5,2 & 4), dont Isaïe affirme : « Le Seigneur sera pour son peuple une couronne de triomphe et un diadème de gloire » (Is 28,5).
Ce que l’on démontre par la raison. Il est inné à tout être raisonnable que la vertu a pour récompense la béatitude [13]. La vertu de chaque chose est par définition « ce qui rend bon celui qui la possède et qui rend son œuvre bonne » [14]. Mais chacun, en agissant bien, s'efforce de parvenir à ce qui est inséré le plus profondément en son désir, à savoir le bonheur, ce que personne ne peut ne pas vouloir ; la récompense à attendre de la vertu est donc ce qui rend l'homme heureux [15]. Mais puisque l’œuvre propre de la vertu est l’opération bonne et que l'œuvre du roi est de bien gouverner ses sujets, sa récompense consistera aussi en ce qui le rend heureux [16]. En quoi consiste ce bonheur ? C’est ce qu’il faut maintenant considérer.


Notion de béatitude


Nous appelons bonheur, ou béatitude, la fin dernière de nos désirs ; en effet, le mouvement de notre désir ne procède pas à l'infini, sinon le désir naturel serait vain, puisque « on ne peut traverser les infinis » [17].
Or, comme l’objet du désir naturel de l'être intellectuel est le bien universel [18], le seul bien qui puisse le rendre véritablement heureux est celui dont la possession ne laisse rien d’autre à désirer ; c'est pourquoi on appelle aussi la béatitude bien parfait, en tant qu'elle inclut tout ce qui est désirable.


Insuffisance des biens terrestres


[19]

1er argument

Or un bien terrestre n’est rien de tel, car ceux qui possèdent les richesses désirent en posséder davantage ; ceux qui jouissent des plaisirs désirent en jouir davantage, et ainsi du reste. Et s'ils n'en recherchent pas davantage, ils désirent néanmoins que ce qu'ils possèdent demeure ou soit remplacé ; car on ne trouve rien de permanent en ce monde, et, par conséquent, rien de terrestre ne peut apaiser le désir. Rien de terrestre ne peut donc rendre l'homme heureux au point de constituer pour un roi une récompense adéquate.


2e argument

En outre, la perfection finale d'une chose et son bien complet dépendent d'un être supérieur : les corps s'améliorent par l’adjonction d'autres corps plus excellents, et se détériorent si on les mélange à des corps de nature inférieure ; si on mêle l'or à l'argent devient meilleur, si on l'allie au plomb, il devient impur [20]. Or il est certain que toutes les choses terrestres sont en dessous de l'âme humaine ; mais la béatitude de l’homme est sa perfection ultime et son bien complet, auquel tous désirent parvenir ; rien donc de terrestre ne peut rendre l'homme heureux, ni par conséquent être une récompense suffisante pour un roi [21].
Aussi, comme dit Augustin,
« nous ne dirons pas heureux les princes chrétiens de ce qu'ils ont eu un long règne, ou, par une mort paisible, laissé l'empire à leurs fils, ou dompté les ennemis de l’État, ou encore prévenu et étouffé les révoltes des citoyens ; mais nous les appelons heureux s'ils commandent avec justice, préfèrent régner sur leurs passions plutôt que sur n'importe quels peuples, agissent en tout non sous l'excitation de la vaine gloire, mais pour l'amour de la félicité éternelle. De tels empereurs chrétiens, nous les déclarons heureux ; ils le sont en cette vie par l'espérance, ils le seront ensuite en réalité, lorsqu'adviendra le jour que nous attendons tous. » (La Cité de Dieu V, c.24)


Le désir naturel de la cause


Rien de créé ne peut rendre l'homme heureux ni constituer la récompense d'un roi. Chaque chose en effet est portée par son désir vers le principe même de son existence ; or la cause de l'âme humaine n'est autre que Dieu lui-même, qui l'a faite à son image [22] ; Dieu seul peut donc apaiser le désir de l'homme, le rendre heureux et être la juste récompense d'un roi.


Le désir naturel du bien universel


En outre, l'âme humaine connaît le bien universel par l'intellect et le désire par la volonté. Or on ne trouve le bien universel qu'en Dieu ; il n'y a donc rien qui puisse faire la béatitude de l'homme en comblant son désir, si ce n'est Dieu dont il est dit dans le Psaume 102 : « C'est Lui qui comble de biens ton désir » (Ps 102,5) ; c'est donc en cela qu'un roi doit faire consister sa récompense. C’est ce qui faisait dire au roi David dans le psaume : « Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel et qu'ai-je désiré de vous sur la terre ? » (Ps 71,25 & 28) Question à laquelle il répondait ensuite en ajoutant : « être uni à Dieu et de placer en Dieu mon espérance. » Car c'est Lui qui fait le salut des rois, non seulement le salut temporel qu'Il accorde indistinctement aux hommes et aux bêtes, mais encore celui dont il fait dire à Isaïe : « Mon salut à moi durera éternellement » (Is 51,6), celui par lequel il sauve les hommes, en les élevant jusqu'à leur faire égaler les anges.


La vraie gloire


En cela il est vrai que l'honneur et la gloire sont la récompense du roi [23]. Y a-t-il en effet ici-bas un honneur périssable et mondain qu'on puisse comparer à cet honneur qui fait l'homme « concitoyen des saints, et familier de Dieu, compté parmi les fils de Dieu », et lui fait obtenir avec Jésus-Christ l'héritage du royaume céleste ? C’est cet honneur qui transportait de désir et d'admiration le roi David lorsqu'il s'écriait : « quel grand honneur vos amis reçoivent-ils, ô mon Dieu ! » (Ps 138,17) Quelle gloire humaine peut-on comparer à celle-là qui n'a rien à attendre de la langue trompeuse des flatteurs, ni de l'opinion faillible des hommes, mais celle qui provient du témoignage intérieur de la conscience, confirmé par celui de Dieu qui a promis à ceux qui le confesseraient qu’il les confesserait « dans la gloire du père, en présence des Anges de Dieu ? » (Lc 12,8) Ceux qui cherchent cette gloire la trouvent, et la gloire humaine qu’ils ne cherchent pas, ils l’obtiennent, à l'exemple de Salomon qui non seulement reçut du Seigneur la sagesse qu’il demandait, mais encore dépassa en gloire tous les autres rois.


Illustration du sacramentaire de saint Henri II


Degré de béatitude des rois
dans l’éternité


[24]

La vertu du roi a un effet plus étendu.


Il reste à considérer enfin qu'un rang élevé dans la béatitude céleste sera le lot de ceux qui accomplissent dignement et glorieusement la fonction de roi. Car, si la béatitude est le prix de la vertu, il s'ensuit qu'à une vertu plus haute est dû un degré plus élevé de béatitude. Or est souveraine la vertu par laquelle un homme est capable non seulement de se gouverner lui-même, mais encore de gouverner les autres ; et ceci d'autant plus qu'elle est capable de gouverner un plus grand nombre d'hommes. Ainsi en est-il de la valeur corporelle : quelqu'un est réputé d'autant plus valeureux qu'il peut vaincre plus d'adversaires ou soulever des fardeaux plus pesants. Ainsi donc une plus grande vertu est requise pour le gouvernement d'une famille que pour le gouvernement de soi-même, et une bien plus grande encore pour le gouvernement d'une cité et d'un royaume. C'est donc faire preuve d'une vertu excellente que de bien exercer la fonction de roi ; en conséquence à un tel homme est dûe une récompense excellente dans la béatitude.


Le roi est comme une cause première.


En outre, dans tous les métiers et charges publiques, ceux qui gouvernent bien les autres méritent plus d'éloges que ceux qui se comportent bien en suivant la direction d'autrui. Dans les sciences spéculatives il est plus grand de transmettre à d’autres la vérité en enseignant, que de pouvoir seulement saisir ce que d'autres enseignent [25] : dans les arts aussi, on apprécie davantage et l'on paie plus cher l'architecte qui dispose l'édifice que l'artisan qui fait œuvre de ses mains selon le plan de l'architecte ; et dans l'art de la guerre, le général retire plus de gloire de la victoire pour l'habileté qu'il a déployée, que le simple soldat de son courage. Il en est du dirigeant du peuple quant aux bonnes mœurs individuelles de ses sujets comme du maître quant ce qu'il enseigne, de l'architecte quant à ce qu'il bâtit, du général quant aux batailles. Le roi est donc digne d'une plus grande récompense s'il a bien gouverné ses sujets, que l’un quelconque de ses sujets s'il a bien vécu sous le gouvernement du roi.


L’action du roi a l’effet le meilleur.


[26]
De plus, s’il appartient à la vertu de rendre bonne l'œuvre de l'homme, faire accomplir un plus grand bien relève d’une vertu plus grande. Or le bien de la multitude est plus grand et plus divin que celui d'un seul ; aussi souffre-t-on parfois le malheur d'un seul, pourvu qu'il profite au bien de la multitude ; c'est ainsi qu'on met à mort un brigand pour assurer la tranquillité publique. Et Dieu Lui-même ne tolérerait pas qu'il y eût du mal dans le monde s'il n'en devait tirer des biens pour l'utilité et la beauté de l'univers [27]. Or, c'est une fonction propre au roi de s’appliquer à procurer le bien de la multitude. Le roi mérite donc une plus grande récompense pour un bon gouvernement que son sujet pour une action juste.


L’action du roi a l’effet le plus universel.


[28]
Ceci est encore plus évident si on envisage la question sous son aspect plus spécifique. La personne privée, à qui les hommes décernent les louanges, et Dieu réserve une récompense, est celle qui secourt les indigents, apaise les discordes, délivre l’opprimé du puissant, qui enfin, de quelque façon que ce soit, apporte au service d'autrui son aide ou son conseil. Combien plus mérite-t-il donc les éloges humaines et la récompense divine, celui qui procure à toute une province la jouissance de la paix, réprime les violences, observe la justice et, par ses lois et ses ordonnances, règle la conduite des hommes ?


L’action du roi est à l’exemple de l’action divine.


C'est là que la vertu royale montre sa grandeur, en quoi elle ressemble éminemment à Dieu : elle fait dans son royaume ce que Dieu fait dans le monde. Aussi les juges du peuple sont-ils appelés dieux dans l'Exode (Ex 22,8 & 9 & 28) ; de même chez les Romains, les empereurs recevaient le titre de dieux. Une chose est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle l'imite de plus près. D'où cette exhortation de l'Apôtre : « Soyez imitateurs de Dieu, comme ses enfants bien-aimés » (Eph 5,1). Mais, si, conformément à la parole du Sage : « Toute créature vivante chérit son semblable » (Si 13,9), selon ce principe que les effets ont quelque ressemblance avec leur cause [29], il s'ensuit que les bons rois doivent être très agréables à Dieu et recevoir de Lui une insigne récompense [30].


La vertu du roi est plus exposée aux périls.


Et même, pour prendre les termes de saint Grégoire (Regulae pastoralis I, c.9) : qu'est-ce que le sommet du pouvoir sinon une tempête de l'âme ? Lorsque la mer est calme, même un homme sans expérience dirige convenablement le navire ; mais si la mer est soulevée par les flots de la tempête, un marin même habile se trouve confondu ; aussi arrive-t-il souvent qu'une fois à la tête du gouvernement, on perde l'habituelle honnêteté qu'on avait conservé dans la tranquillité de sa vie privée. Car il est bien difficile, de l'avis d'Augustin, que « les rois, entourés qu’ils sont de flatteurs qui les glorifient et d’obséquieux qui se courbent trop bas devant eux, ne s’exaltent et n'oublient leur condition d'hommes. » (La Cité de Dieu V, c.24) Il est dit dans l'Ecclésiastique : « Bienheureux l'homme qui n'a point couru après l'or, ni espéré dans les trésors ; qui aurait pu impunément violer les commandements et faire le mal, et ne l'a pas fait » (Si 21,8 & 10). C'est pourquoi il se trouve fidèle et éprouvé par la pratique de la vertu, selon la maxime de Bias « Le pouvoir révèle l'homme » [31] ; car beaucoup, en parvenant au sommet du pouvoir, ont délaissé la vertu, qui, lorsqu'ils vivaient dans l'obscurité, passaient pour vertueux [32]. Cette difficulté même qui menace les princes dans l'accomplissement du bien, les rend dignes d'une plus grande récompense ; et si parfois ils ont péché par faiblesse, cette difficulté leur procure une excuse plus facile auprès des hommes, et leur fait obtenir un pardon plus aisé de la part de Dieu, pourvu toutefois, comme le dit Augustin, « qu'ils ne négligent pas d'offrir pour leurs péchés, au vrai Dieu, qui est le leur, un sacrifice d'humilité, de componction et de prière » (La Cité de Dieu, V, c.24). Nous en avons pour exemple Achab, roi d'Israël, grand pécheur, dont le Seigneur dit à Élie :
« Parce qu'Achab s'est humilié, je n'enverrai point ces malheurs pendant sa vie. » (3 Rg 21,29)


Confirmation par la Sainte Écriture


Non seulement la raison montre que les rois méritent une récompense éminente, mais encore l'autorité divine le confirme. Il est dit en Zacharie (Za 12,8) que, dans ce jour de béatitude où le Seigneur protégera ceux qui demeurent en Jérusalem, c'est-à-dire dans la vision de la paix éternelle, d'autres habiteront des maisons semblables à celle de David, c'est-à-dire que tous les rois seront avec le Christ et régneront avec Lui, comme les membres avec la tête ; mais la maison de David sera comme la maison de Dieu, car, de même qu’il a rempli l'office de Dieu auprès de son peuple par son gouvernement fidèle, ainsi sera-t-il plus uni à Dieu dans la récompense. Les Gentils eux-mêmes en avaient une vision confuse, lorsqu'ils croyaient que les princes et les sauveurs des cités devenaient des dieux.


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