de Regno I. (1b) : Bons & Mauvais Gouvernements



Les diverses formes de gouvernement




Plan de cet article :
1. Distinction entre bons et mauvais gouvernements
2. Distinction des mauvais gouvernements
3. Distinction des bons gouvernements et définition de la royauté
Définition de la Cité et de la royauté
La Cité
Le Roi


1. Distinction entre bons et mauvais gouvernements


Dans une opération ordonnée à une fin il peut arriver que l’on procède de manière droite ou viciée [1] : cette distinction se retrouve de même dans le gouvernement des hommes. Un être, quel qu'il soit, est correctement dirigé quand il est conduit vers la fin qui lui convient, de manière viciée quand est conduit vers un but qui ne lui convient pas.

Autre est la fin qui convient à une multitude d'hommes libres, autre celle d’une multitude d'hommes serfs ; l'homme libre est celui qui est cause de ses propres actes ; l'homme serf est, au contraire, celui qui vit comme appartenant à un autre. Si donc celui qui régit une multitude d’hommes libres les ordonne au bien commun de leur collectivité, son gouvernement est droit et juste, ainsi qu'il convient à des hommes libres. Si, au contraire, c'est en vue non du bien commun, mais de son propre bien qu'il régit la collectivité, ce gouvernement est injuste et pervers ; aussi le Seigneur lui-même adresse-t-il ses menaces à de pareils dirigeants lorsqu'il dit par la bouche d'Ézéchiel (Ez. 34, 2) :
« Malheur aux pasteurs qui se paissent eux-mêmes » (c'est-à-dire qui cherchent leurs propres avantages) ; « n'est-ce pas les troupeaux que les pasteurs doivent paître ? »

De même que c'est le bien du troupeau que doivent chercher les pasteurs, les princes doivent poursuivre le bien de la communauté qui leur est soumise.



2. Distinction des mauvais gouvernements


Si un régime politique injuste est le fait d'un seul homme cherchant à tirer ses propres avantages du gouvernement, et non le bien de la multitude qui lui est soumise, un tel gouvernant est appelé tyran ; ce mot exprimant l'idée de force, parce que le tyran opprime par la puissance, au lieu de gouverner par la justice ; chez les anciens on appelait tyrans tous les détenteurs du pouvoir. Si au contraire le gouvernement injuste est le fait non d'un seul mais d’un petit nombre d’hommes, on l'appelle oligarchie, c'est-à-dire domination du petit nombre ; il en est ainsi lorsque quelques hommes, forts de leurs richesses, oppriment le peuple, se distinguant du tyran par ce seul fait qu'ils sont plusieurs. Si enfin le gouvernement inique est exercé par le grand nombre, on l'appelle démocratie, c'est-à-dire domination du peuple ; c’est le cas lorsque, de par la puissance que le nombre lui confère, la populace opprime les riches ; l’ensemble du peuple devient alors comme un seul tyran [2].



3. Distinction des bons gouvernements et définition de la royauté


Il faut distinguer de même les gouvernements justes. Si ce bon gouvernement est exercé par un grand nombre de citoyens, on lui donne le nom commun d’État [3]; c’est le cas lorsque l'armée exerce le pouvoir dans la cité ou la province [4]. Si le pouvoir est exercé par quelques hommes, vertueux ceux-là [5], le gouvernement s'appelle aristocratie, c'est-à-dire pouvoir le meilleur ou pouvoir des meilleurs, qui pour cette raisons sont appelés ‘optimates’ [6]. Si enfin le gouvernement juste est celui d’un seul homme, ce dernier est proprement appelé roi ; c'est pourquoi le Seigneur a dit par la bouche d'Ézéchiel (Ez. 37, 24) : « Mon serviteur David sera roi au-dessus d’eux et ils n’auront tous qu’un seul pasteur. » Cela montre clairement qu’il est de l’essence de la royauté qu’un seul exerce le pouvoir, et qu’il soit comme un pasteur qui recherche le bien commun de la multitude et non le sien propre.




Définition de la Cité et de la royauté



La Cité


Puisqu’il convient à l'homme de vivre en société, du fait que, solitaire, il ne suffirait pas à son existence, une société sera d'autant plus parfaite qu'elle suffira mieux par elle-même aux besoins de la vie. Une famille seule, confinée à un seul domaine, a bien quelque suffisance quant aux besoins vitaux, à savoir ceux qui ont trait aux actes naturels de la nutrition, de la génération et autres fonctions similaires ; un seul bourg se suffira à lui-même quant aux besoins d’un seul corps de métier ; la cité, elle, qui est la communauté parfaite, se suffira à elle-même quant à tous les besoins de la vie, et plus encore la province, parce qu'elle pourvoit à elle seule au besoin de secours mutuel quant à la résistance aux ennemis.

Voir les articles : De la famille à la Cité    &    Le Citoyen.





Le Roi


C'est pourquoi celui qui gouverne une communauté société parfaite, cité ou province, est appelé par excellence roi ; celui qui gouverne une famille ne s'appelle pas roi, mais père de famille ; mais comme ils ont quelque ressemblance avec eux, les rois sont parfois appelés pères de leurs peuples.
D’où la définition du roi : celui qui gouverne la multitude des hommes d'une seule cité ou province, et cela en vue du bien commun ; aussi Salomon dit-il : « Le roi commande à tout le territoire qui lui est soumis. » (Qo 5,8)

Voir l'article : La monarchie : politique ou despotique ?

Lire la suite : DE REGNO I. (2)




[1] Tout être est ordonné selon la nature à une opération spécifique : l’arbre est ordonné à la production des fruits, l’animal à engendrer sa progéniture et assurer ainsi la permanence de l’espèce. Mais cette ordonnance naturelle n’empêche pas que des déficiences et des accidents ne se produisent en certains individus, lesquels n’aboutissent pas à la perfection de leur opération naturelle. Ceci est vrai a fortiori pour l’homme dont le comportement n’est pas réglé par l’instinct naturel mais provient de son libre arbitre, et dont les œuvres requièrent des compétences techniques et artistiques. En tout art il y a des procédés qui s’imposent sous peine d’échec.

[2] On pourrait croire qu’un gouvernement par le peuple est nécessairement juste, car personne ne se nuit à soi-même et le peuple ne peut donc que chercher son propre bien. Mais une chose est de chercher les biens privés de chacun, sans soucis du bien commun, autre que la simple protection et coexistence des biens privés, autre chose est de chercher le bien commun. En démocratie une partie du peuple poursuit ses intérêts privés sans égard au bien commun.

[3] Le terme utilisé ici politia est difficile à traduire. Les termes de ‘démocratie’, ‘république’, ‘régime populaire’, au sens qu’ils ont aujourd’hui, ne conviennent pas. La policie est le régime politique où le pouvoir est exercé par un large part de la population, ceci non de manière anonyme et égalitaire, mais de manière hiérarchique et corporative (chaque citoyen est membre de la Cité par l’intermédiaire des communautés dont il fait partie). Le terme lui-même de policie, que nous traduisons par État ne signifie proprement qu’une constitution ou structure politique en général, sans précision. Si cette forme spéciale de régime ne trouve pas de nom qui lui soit propre (il n’est démocratie que par équivoque) c’est qu’elle est très rare. Cette forme de pouvoir, qui n’est pas, comme on l’expliquera plus loin, la démocratie égalitaire, requiert une grande vertu de la part des citoyens.

« Il est convenable que cette forme de société soit désignée par ce nom commun : il arrive facilement qu’on trouve dans la Cité une personne ou quelques unes qui dépassent de beaucoup les autres en vertu ; mais il est très difficile d’en trouver beaucoup qui parviennent à la perfection de la vertu. » (Saint Thomas d'Aquin, Commentaire de la Politique d'Aristote, III, lectio 6, n393)

[4] Saint Thomas ne désigne pas ici une junte militaire. Il s’agit d’un gouvernement exercé par l’armée, non par un seul chef (ce serait une monarchie), ni par une élite (ce serait une aristocratie), mais par le corps social que constituent les forces armées. Ce qui n’est qu’un exemple ; saint Thomas y insiste cependant :
« Il est bien difficile que ceux qui parviennent à la perfection de la ‘vertu’ soient nombreux ; mais cela arrive principalement quant à la vertu guerrière, à savoir que nombreux sont ceux qui y excellent. » (Commentaire de la Politique d'Aristote, III, lectio 6, n393).
On voit qu’un régime de ce type n’est pas une démocratie égalitaire, fondée sur une masse ou une multitude informe de citoyens égaux, mais sur une multitude hiérarchisée, ordonnée et constituée par des corps sociaux. Il y a policie lorsque le pouvoir est exercé par ces corps sociaux, dont l’armée n’est qu’un exemple.

[5] ‘vertueux’ ne doit pas être compris - ou pas seulement compris - au sens de la morale individuelle. L’homme politique ‘vertueux’ est celui qui est apte à la vie politique ‘bonne’, c’est-à-dire non seulement honnête, mais encore compétent et prudent pour exercer une fonction politique.

[6] ‘optimates’ vient de optimus qui signifie ‘excellent’. Ce terme est l’équivalent latin du terme grec aristos, d’où vient ‘aristocratie’.