De Regno II. a) : Office de Roi


L'office du roi
en général



Ici commence le deuxième livre du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN.

L'auteur a précédemment traité des différentes formes de gouvernement, et en particulier de la monarchie. Il s'attache désormais à considérer la fonction propre du roi et des caractéristiques.


Voir notre introduction au De Regno de saint Thomas d'Aquin...

Lire l'article préliminaire : La science politique : une science pratique...

Aller au plan général du de Regno.

Plan de cet article :
L'office du roi en général
Analogie de la vie humaine
Analogie du gouvernement divin
Conclusion
L'office du roi quant à la fondation d’une cité ou d’un royaume
Fondation et gouvernement
Analogie de la création du monde.
Application de l’analogie.



I- L'office du roi en général

Ce qui vient d'être dit [tout au long du premier livre] nous amène à considérer ce qu'est la fonction du roi et quel il doit être.

Analogie de la vie humaine

Puisque « l'art imite la nature » [1] et que nous nous fondons sur elle pour agir conformément à la raison, il paraît convenable de concevoir l’office du roi d’après la forme du gouvernement de la nature, lequel se distingue en gouvernement universel et gouvernement particulier : le gouvernement universel est celui par lequel tout est soumis au pouvoir de Dieu qui gouverne tout par sa Providence ; le gouvernement particulier, tout à fait semblable au gouvernement divin, se trouve en l'homme qui pour cela est appelé un petit monde [2], car il a en lui la forme du gouvernement universel. De même en effet que l’universalité des créatures corporelles et des puissances spirituelles est soumise au gouvernement divin, ainsi les membres du corps et les autres facultés de l'âme sont régis par la raison ; et ainsi la raison est à l’homme, en quelque manière, ce que Dieu est au monde.


Analogie du gouvernement divin

Mais nous avons déjà montré que l'homme est par nature un animal social, vivant en communauté ; en conséquence, la similitude du gouvernement divin se vérifie dans l'homme non seulement en ce que la raison régit les autres parties de la nature humaine, mais aussi en ce que la raison d'un seul homme régit la multitude ; c’est bien cela qui est proprement l’office du roi et on retrouve la même similitude chez certains animaux qui vivent en société ; ainsi en est-il des abeilles qui ont des reines, à ce qu’on dit, à ceci près que chez elles le gouvernement ne s'exerce point par la raison, mais par un instinct naturel implanté en elles par le souverain roi, auteur de la nature.


Conclusion

Que le roi sache donc bien qu'il a assumé cette charge, afin d'être pour son royaume ce que l'âme est pour le corps, et Dieu pour le monde ; s'il se pénètre bien de ces réflexions, d’une part, il s'enflammera de zèle pour la justice en considérant qu'il remplace Dieu dans son royaume pour exercer la fonction de juge ; d'autre part, il acquerra l'esprit de douceur et de clémence en regardant tous ceux qui sont soumis à son gouvernement comme ses propres membres.


II- L'office du roi quant à la fondation d’une cité ou d’un royaume

Il faut donc considérer ce que Dieu fait dans le monde ; on verra ainsi clairement ce qui s'impose au roi comme devoir.

Fondation et gouvernement

De manière universelle on distingue deux opérations de Dieu dans le monde : l'une par laquelle Il le fonde, et l'autre par laquelle Il gouverne ce monde ainsi fondé [3]. L'âme a aussi ces deux opérations dans le corps. Le corps est tout d’abord informé par la puissance de l'âme ; ensuite il est régi et mû par cette âme [4]. De ces deux opérations, à vrai dire, c’est la seconde qui concerne plus proprement la fonction royale ; aussi le fait de gouverner appartient-il en propre à tous les rois, et c'est là ce qui leur vaut le nom de roi. Quant à la première de ces deux opérations, elle ne convient pas à tous les rois ; Tous en effet ne fondent pas la cité en laquelle ils règnent, mais ils consacrent leurs soins à gouverner ce royaume ou cette cité déjà fondés.
On doit cependant remarquer que s'il ne s'était d'abord trouvé quelqu'un pour fonder la cité ou le royaume, leur gouvernement n'aurait pas lieu d'être ; la fondation du royaume et de la cité appartient donc aussi à la fonction royale : c'est ainsi que plusieurs rois ont fondé les cités sur lesquelles ils régneraient, comme Ninus à Ninive et Romulus à Rome [5]. De même encore, il appartient à la fonction de gouvernement de conserver ce qu'il gouverne, et d'en user selon sa fin propre ; la fonction gouvernementale ne pourra donc être pleinement connue, si l'on ignore la raison de l’institution. [6]


Analogie de la création du monde.

Or la raison de l’institution du royaume doit être conçue à l’exemple de celle de l’Univers ; en celui-ci on considère tout d’abord la production des choses elles-mêmes, ensuite la différenciation et la mise en ordre des diverses parties de ce monde. Enfin, on voit les différentes espèces d'êtres distribuées dans chaque partie du monde : les astres dans le ciel, les oiseaux dans l'air, les poissons dans l'eau, les animaux sur terre ; en sorte que chacune de ces parties se trouve abondamment pourvue par Dieu de tout ce qui lui est nécessaire. Cette raison de la fondation du monde, Moïse l'a minutieusement et diligemment décrite. Tout d'abord il nous montre la production des choses en disant : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Gn 1,1). Ensuite il nous apprend que tout a été distingué par Dieu dans un ordre convenable, c'est-à-dire le jour séparé de la nuit, les eaux supérieures des eaux inférieures, la mer de la terre ferme. Puis il rapporte comment le ciel a été orné de luminaires, l'air d'oiseaux, la mer de poissons, la terre d'animaux ; enfin l’homme a reçu la domination sur la terre et les animaux. Et l’usage des plantes lui a été concédé ainsi qu’aux animaux.

Voir notre article : Création et Société ...


Application de l’analogie.

Le fondateur de la cité et du royaume [7], quant à lui, ne peut pas produire des hommes nouveaux, ni des lieux pour y habiter, ni des ressources nécessaire à la vie, mais il est obligé d'utiliser ce qui existe déjà dans la nature. De même, les autres arts tirent de la nature la matière de leur ouvrage : le forgeron prend du fer pour exercer son art et l'architecte du bois et des pierres. Il faut donc que le fondateur de la cité et du royaume choisisse d'abord un lieu convenable, dont la salubrité assure la conservation des habitants, la fertilité suffise à leur subsistance, l'agrément leur plaise et l'enceinte les protège contre l'ennemi. Si toutefois un de ces avantages fait défaut, l'emplacement sera d'autant plus convenable qu'il en réunira un plus grand nombre ou les plus nécessaires. Il faut ensuite que le fondateur répartisse le territoire choisi selon que l'exige la perfection de la cité ou du royaume : par exemple, s'il veut fonder un royaume, il doit examiner quels lieux sont propres à établir des villes, des bourgades, des places fortes, à quel endroit installer les universités, les champs de manœuvres, les marchés >et ainsi de suite. Si c'est une cité qu'il songe à établir, il doit prévoir un lieu pour le culte, pour la justice, pour chaque corps de métier. Puis il réunira et répartira les hommes aptes à ces divers offices dans les lieux convenables.. Enfin il doit pourvoir à ce que chacun dispose de ce qui est nécessaire selon son office et à son état, car autrement le royaume ou la cité ne pourrait en aucune façon subsister.
Tel est sommairement exposé par analogie à la fondation du monde, l’objet de la fonction royale dans la fondation d’une cité ou d’un royaume. [8]

Lire la suite du De Regno...


[1] Saint Thomas, Comm. in Physic., II, lectio 4.

[2] Microcosme. Cf. Saint Thomas, Comm. in Physic., VIII, lectio 4.

[3] L’œuvre de Dieu se distingue en deux parties :
- institution de l’univers
- gouvernement de l’univers ainsi institué
(Summa Theologica I,44, proemium ; 103 ; Supplementum, 88,a1)

[4] L’âme est forme du corps, cause intrinsèque unifiant, ordonnant et vivifiant les parties ; en cela elle est semblable au Dieu créateur. Elle est aussi cause motrice ; en cela elle est semblable au Dieu gouverneur de l’univers. Platon, ne concevait l’âme que comme principe moteur, sans unité véritable et essentielle avec le corps ; Aristote la voit premièrement comme forme du corps, motrice en conséquence. Summa Theologica I,75,a4 ; 76,a1.

[5] De même que l’on distingue l’institution de l’univers et son gouvernement, on distingue l’institution de la Cité et son gouvernement. Saint Thomas se réfère ici à la fondation des Cités antiques, où un chef, revêtu d’un caractère religieux, instituait une nouvelle Cité avec ses compagnons, là où rien n’existait auparavant. Depuis longtemps, l’institution d’une société politique se réalise dans une population déjà existante par la mise en place d’institutions et le groupement spontané ou forcé de communautés déjà existantes, de par l’action d’un homme ou d’un groupe d’hommes.

[6] Il n’y pas aujourd’hui de fondations de Cité comme dans l’Antiquité, mais on retrouve des problèmes similaires dans l’urbanisme. Les concepteurs de Brasilia auraient bien fait de lire le De Regno avant de fonder cette ville invivable. On pourrait citer d’autres exemples.

[7] Le Prince qui gouverne une Cité déjà instituée est lié par ces institutions qu’il doit conserver. C’est que le Prince n’existe pas sans la Cité, ni la Cité sans le Prince. Le Prince qui contredirait aux institutions de la Cité causerait sa ruine. La monarchie n’est donc pas ‘absolue’ de toute loi et de tout principe. De nos jours les gouvernants sont censés observer la Constitution et la ‘démocratie’. En fait, les manœuvres parlementaires leur permettent de s’en jouer au point d’aliéner la souveraineté de la Cité, comme ils le font en particulier dans le cadre de l’Union Européenne.

[8] Les conditions ici examinées correspondent à la situation du monde antique et médiéval. Par delà les différences de détail il faut retenir de cet exposé que l’ordre social repose sur la nature des choses, tant universelle que particulière. À l’encontre de la démarche idéologique, la politique réaliste considère les principes universels de la nature humaine et de la société comme incarnés dans toutes les conditions particulières, physiques et humaines, de la Cité. L’Histoire et les traditions religieuses, culturelles, morales et économiques d’un peuple conditionnent ensuite la constitution ou structure politique qui lui convient.